________L'ENVERS ET L'ENDROIT__________ par Camus

 

 

 

C'était une femme originale et solitaire.
Elle entretenait un commerce étroit avec les esprits, épousait leurs querelles et refusait de voir certaines personnes de sa famille, mal considérée dans le monde ou elle se réfugiait.
Un petit héritage lui échut qui venait de sa soeur. Ces cinq mille francs, arrivés à la fin de sa vie, se révélèrent assez encombrants. Il fallait les placer. Si presque tous les hommes sont capables de se servir d'une grosse fortune, la difficulté commence quand la somme est petite. Cette femme resta fidèle à elle-même. Près de la mort, elle voulut abriter ses vieux os.
Une véritable occasion s'offrait à elle. Au cimetière de sa ville, une concession venait d'expirer et, sur ce terrain, les propriétaires avaient érigé un somptueux caveau, sobre de ligne, en marbre noir, un vrai trésor à tout dire, qu'on laissait pour la somme de quatre mille francs.
Elle acheta ce caveau. C'était là une valeur sûre, à l'abris des fluctuations boursières et des évènements politiques. Elle fit aménager la fosse intérieure, la tint prête à recevoir son propre corps. Et, tout achevé, elle fit graver son nom en capitales d'or.

Cette affaire la contenta si profondément qu'elle fut prise d'un véritable amour pour son tombeau. Elle venait voir au début les progrès des travaux. Elle finit par se rendre visite tous les dimanches après-midi.

Ce fut son unique sortie et sa seule distraction. Vers deux heures de l'après-midi, elle faisait le long trajet qui l'amenait aux portes de la ville où se trouvait le cimetière. Elle entrait dans le petit caveau, refermait soigneusement la porte, et s'agenouillait sur le prie-Dieu. C'est ainsi que, mise en présence d'elle-même, confrontant ce qu'elle était et ce qu'elle devait être, retrouvant l'anneau d'une chaîne toujours rompue, elle perça sans effort les desseins secrets de la Providence.
Par un singulier symbole, elle comprit même un jour qu'elle était morte aux yeux du monde. À la toussain, arrivée plus tard qu'à l'habitude, elle trouva le pas de la porte pieusement jonché de violettes.
Par une délicate attention, des inconnus compatissants devant cette tombe laissée sans fleurs, avaient partagé les leurs et honoré la mémoire de ce mort abandonné à lui-même.

Et voici que je reviens sur ces choses. 
Ce jardin de l'autre coté de la fenêtre, je n'en vois que les murs et ses quelques feuillages où coule la lumière. Plus haut, c'est le soleil. Mais de toute cette jubilation de l'air que l'on sent au-dehors, de toute cette joie épandue sur le monde, je ne percois que des ombres de ramure qui jouent sur mes rideaux blancs. 
Cinq rayons de soleil aussi qui déversent patiemment dans la pièce un parfum d'herbes séchées. Une brise, et les ombres s'animent sur le rideau. 
Qu'un nuage couvre et découvre le soleil, et de l'ombre émerge le jaune éclatant de ce vase de mimosas. 
Il suffit : une seule lueur naissante, me voilà rempli d'une joie confuse et étourdissante. C'est un après-midi de janvier qui me met ainsi en face de l'envers du monde. Mais le froid reste au fond de l'air. Partout une pellicule de soleil qui craquerait sous l'ongle, mais qui revêt toute chose d'un éternel sourire. 
Qui suis-je et que puis-je faire sinon entrer dans le jeu des feuillages et de la lumière ? Être ce rayon où ma cigarette se consumme, cette douceur et passion discrête qui respire dans l'air. 
Si j'essaie de m'atteindre, c'est tout au fond de cette lumière. Et si je tente de comprendre et de savourer cette délicate saveur qui livre le secret du monde, c'est moi-même que je trouve au fond de l'univers.
Moi-même, c'est-à-dire cette extrême émotion qui me délivre du décor.

Tout à l'heure, d'autres choses, les hommes et les tombes qu'ils achètent.
Mais laissez-moi découper cette minute dans l'étoffe du temps. D'autres laissent une fleur entre les pages, y enferment une promenade où l'amour les a effleurés.
Moi aussi, je me promène, mais c'est un dieu qui me caresse. La vie est courte et c'est péché de perdre son temps. Je suis actif, dit-on. Mais être actif, c'est encore perdre son temps dans la mesure où l'on se perd. Aujourd'hui est une halte et mon coeur s'en va à la rencontre de lui-même.
Si une angoisse encore m'étreint, c'est de sentir cet impalpable instant glisser entre mes doigts comme les perles du mercure.
Laissez donc ceux qui veulent tourner le dos au monde. 
Je ne me plains pas puisque je me regarde naître. 
À cette heure, tout mon royaume est ce monde. Ce soleil et ces ombres, cette chaleur et ce froid qui vient au fond de l'air : vais-je me demander si quelque chose meurt et si les hommes souffrent puisque tout est écrit dans cette fenêtre où le ciel déverse la plénitude à la rencontre de ma pitié.
Je peux dire et je dirai tout à l'heure que ce qui compte c'est d'être humain et simple. 
Non, ce qui compte, c'est d'être vrai et alors tout s'inscrit, l'humanité et la simplicité. Et quand donc suis-je plus vrai que lorsque je suis monde ?
Je suis comblé avant d'avoir désiré. L'éternité est là et moi je l'espérais. 
Ce n'est plus d'être heureux que je souhaite maintenant, mais seulement d'être conscient.

Un homme se contemple et l'autre creuse son tombeau : comment les séparer ? Les hommes et leur absurdité ? 
Mais voici le sourire du ciel. La lumière se gonfle et c'est bientôt l'été ? 
Mais voici les yeux et la voix de ceux qu'il faut aimer. 
Je tiens au monde par tous mes gestes, aux hommes par toute ma pitié et ma reconnaissance.
Entre cet endroit et cet envers du monde, je ne veux pas choisir, je n'aime pas qu'on choisisse. Les gens ne veulent pas qu'on soit lucide et ironique. Ils disent : 'ça montre que vous n'êtes pas bon'. 
Je ne vois pas le rapport. Certes, si j'entends dire à l'un qu'il est immoraliste, je traduis qu'il a besoin de se donner une morale ; à l'autre qu'il méprise son intelligence, je comprends qu'il ne peut pas supporter ses doutes. 
Mais parce que je n'aime pas qu'on triche. Le grand courage est de se tenir les yeux grands ouverts sur la lumière comme sur la mort. 
Au reste, comment dire le lien qui mène de cet amour dévorant de la vie à ce désespoir secret. Si j'écoute l'ironie, tapie au fond des choses, elle se découvre lentement. Clignant son oeil petit et clair : 'vivez comme si...', dit-elle. Malgré bien des recherche, c'est là toute ma science.
Après tout, je ne suis pas sûr d'avoir raison. Mais ce n'est pas important si je pense à cette femme dont on me racontait l'histoire. 
Elle allait mourir et sa fille l'habilla pour la tombe pendant qu'elle était vivante. Il paraît en effet que la chose est plus facile quand les membres ne sont pas raides. Mais c'est curieux tout de même comme nous vivons parmi des gens pressés.
 

 

ALBERT CAMUS _ Alger, 1937


 

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